L’Etat de droit est-il une réalité en droit Français ?
Pas un jour ne passe sans que nous n’entendions ou ne lisions cette belle et pure notion de « l’état de droit ».
Mais au-delà d’une simple notion, comment définir l’Etat de droit ?
Cette notion, d’origine allemande (Rechtsstaat) a été définie au début du XXème siècle par un juriste Autrichien, Hans Kelsen, comme « Un Etat dans lequel les normes juridiques sont hiérarchisées de telle sorte que sa puissance s’en trouve limitée. »
On tire donc de cette définition, en tout premier lieu, que l’une des plus importantes garanties de l’Etat de droit est l’existence d’une hiérarchie des normes.
Bien des citoyens, de nos élites, et parfois même des auxiliaires de justice que nous sommes, considèrent qu’au sommet de nos règles, figure la Constitution.
Dès lors, nous commettons, autour de cette analyse, une première erreur, puisqu’il n’aura échappé à personne que la France, comme les 26 autres pays de l’Union Européenne, est soumise à des textes supra-nationaux, qui s’imposent à nous, en ce y compris sur notre Constitution, qui, si elle existe bien, doit répondre aux normes Européennes, voire Internationales.
Nombreux sont d’ailleurs les sujets d’actualité qui montrent bien que nos seuls textes nationaux ne peuvent produire leurs effets, dès lors qu’existent un certain nombre de lois, de textes, de jurisprudence de nature européenne (que ce soit ceux de l’Union Européenne voire de la CEDH) et qui s’y opposent.
Ensuite, le principe d’Etat de droit, se devant de respecter la hiérarchie des normes, doit permettre une égalité de tous devant la Loi, la possibilité de contester toute décision qui s’imposerait à un individu ou à un groupe d’individus, et donc avoir le droit de saisir telle ou telle juridiction pour faire entendre ses arguments et qu’un juge (ou plusieurs) rende sa décision en la matière de manière indépendante, argumentée, et dans le respect des droits fondamentaux existants.
Tout ceci s’applique, bien entendu, à toute décision de l’Etat, ou d’une Collectivité, qui, eu égard au principe de l’Etat de droit, peut donc, dès lors que le requérant démontre son intérêt à agir, saisir la justice pour faire entendre ses arguments et/ou l’absence de principes tels que le principe de légalité ayant permis à la Collectivité de prendre cette décision.
Pour autant, et pour avoir une portée pratique, le principe de l’Etat de droit suppose l’existence de juridictions indépendantes, compétentes, en vue de trancher tout conflit, en appliquant à la fois le principe de légalité (découlant de la hiérarchie des normes) et le principe d’égalité, principe fondateur de toute démocratie.
Il convient donc, en tout premier lieu, de s’assurer que Pays dans lequel l’Etat de droit est érigé en principe absolu, dispose d’une véritable justice indépendante (1), et que cette justice, applique, de manière systématique, la hiérarchie des normes (2).
1 – L’indépendance de la justice.
Vaste question dont on aurait tôt fait de répondre par un simple oui ou non, mais qu’il est nécessaire et indispensable de pouvoir nuancer.
Notre Justice, en France, est rendue par des magistrats, judiciaires ou administratifs, deux ordres distincts, l’un au travers une formation dispensée par l’Ecole Nationale de la Magistrature (ENM), l’autre par l’Ecole Nationale d’Administration (ENA, supprimée, mais recréée sous une autre appellation).
Dans les deux cas, le premier constat que l’on peut faire, est que l’ensemble des magistrats sont payés par l’Etat, ils sont des Agents Publics. N’entrons pas dans le débat inutile et peu intéressant de certains juges non professionnels (Juges au Commerce ou Conseillers Prud’hommaux).
Les décisions civiles, pénales et administratives sont donc rendues, au nom du Peuple Français, par des Agents Publics.
Dès ce constat, la question de l’indépendance mérite d’être posée.
Bien que cette indépendance soit consacrée par la Constitution de 1958, au travers notamment le principe de séparation des pouvoirs, exécutif, législatif et judiciaire, on ne peut nier que certaines décisions de justice, interrogent légitimement sur l’indépendance de l’institution.
Certes, concernant le statut des juges (judiciaires), il convient de rappeler que bien qu’étant Agents Publics, ils ne sont pas des « fonctionnaires » soumis à l’autorité hiérarchique d’un Ministre, même s’il existe bien un Ministre de la Justice. Ils sont inamovibles et leurs décisions ne peuvent être contestées que dans le cadre des voies de recours ouvertes aux justiciables. Enfin, une autorité particulière et constitutionnelle (Article 65 de la Constitution) assure la gestion de leur carrière, le Conseil Supérieur de la Magistrature.
Il aura toutefois fallu attendre la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, pour que le CSM ne soit plus présidé par le Président de la République et que le Ministre de la Justice n’en soit plus le Vice-Président. Le CSM est désormais composé de magistrats (Président de la Cour de Cassation, 5 magistrats du siège, 1 Parquetier, 1 conseiller d’Etat, 1 avocat, et 6 personnalités n’appartenant ni au Parlement, ni à l’ordre judiciaire, ni à l’ordre administratif, personnalités qui sont désignées par le Président de la République et par les Présidents des 2 assemblées). Aussi, pour ces personnalités, nous ne pouvons que constater que l’Exécutif et le Législatif interfèrent.
Que signifie donc la gestion de carrière par la CSM des magistrats ? Que la formation du CSM compétente pour les juges du siège émet des propositions quant à la nomination des plus hauts magistrats et pour les chefs de juridiction, et que les autres magistrats sont nommés par l’Exécutif après avis conforme du CSM. Quant aux magistrats du Parquet, la formation de la CSM donne son avis pour les nominations les concernant.
Nous voyons donc, pour l’ordre judiciaire, que l’indépendance peut, raisonnablement, être qualifiée de très relative.
Les nominations sont bien effectuées par le pouvoir exécutif, au travers un avis conforme du CSM ou d’un avis simple pour ce qui concerne les parquetiers. Sachant que les membres du CSM sont, à l’exception notable des avocats, des magistrats ayant suivi le même cheminement, et des personnalités, elles-mêmes désignées par l’Exécutif et le Législatif.
Reste l’ordre administratif. Rappelons que le Conseil d’Etat est Présidé par le Premier Ministre et que ce Conseil d’Etat, est à la fois le Juge et le Conseil de l’Etat.
L’ensemble des magistrats administratifs (environ 1200) sont supposés indépendants, et un Conseil Supérieur des Tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel est consulté dans la gestion des carrières. Conseil composé du Vice-Président du Conseil d’Etat, par 5 représentants élus du corps des Tribunaux Administratifs et des Cours Administratives d’Appel, et 3 personnalités qualifiées, une fois encore nommées par le Président de la République et par les Présidents des deux assemblées.
Notons que le système français montre qu’il consacre l’indépendance de l’institution judiciaire au cœur de ses préoccupations, en le consacrant constitutionnellement, et en aménageant des Conseils dédiés à la gestion des magistrats.
Pour autant, existe-t-il réellement une barrière absolue entre exécutif, législatif et judiciaire, seule garantie de l’indépendance de la justice, et donc de la réalité de l’Etat de droit ?
Poser cette question ne revient-il pas à y répondre ?
Il ne s’agit pas de jeter le discrédit sur les magistrats. Tous les avocats, de nombreux justiciables, et le personnel administratif de l’organe judiciaire et administratif, savent à quel point leur mission est compliquée, pour ne pas dire complexe.
Très forte augmentation de la judiciarisation de la société, moyens humains très nettement insuffisants en comparaison de nombreux pays semblables, moyens matériels souvent insuffisants pour ne pas dire déplorables, procédures de plus en plus complexes, rendant parfois des décisions de justice incompréhensibles par l’opinion et les justiciables, tout ceci, n’a, bien entendu, aucun rapport avec un quelconque sentiment d’indépendance relative de la justice.
Mais tous ces éléments s’ajoutent, de manière factuelle, au sentiment général de dysfonctionnement de l’institution.
Aussi, et pour assurer ou s’approcher au plus près, de l’Etat de droit, convient-il d’être irréprochable sur une véritable indépendance des magistrats.
2 – La hiérarchie des normes.
Nous l’avons dit en propos liminaires, si la Constitution est érigée en traité biblique, force est pourtant de constater qu’il existe, dans bon nombre de domaines, une supériorité de règles, lois, jurisprudences européennes et internationales, qui s’imposent à la Constitution et au droit français.
Prenons un seul exemple, qui évoquera pour tous, l’illustration de cette vérité.
Pendant longtemps, une personne placée en garde à vue n’était pas assistée durant toute la durée de la garde à vue par un avocat. Il aura fallu attendre la transposition d’une directive européenne pour que notre droit national s’adapte, et permette à toute personne placée en garde à vue, d’être assistée par un avocat de son choix, pendant toute la période de ladite garde à vue. C’est en effet en raison des exigences conventionnelles que la loi n°2011-392 du 14 avril 2011 a permis au gardé à vue de bénéficier de l’assistance d’un avocat et du principe de notification du droit de garder le silence. Egalement, par trois arrêts du 19 octobre 2010, la Chambre criminelle de la Cour de Cassation a estimé que les articles 63-4 et 706-88 n’étaient pas compatibles avec l’article 6 de la CSDHLF.
Cet exemple illustre donc parfaitement que le droit supra-national (en l’espèce Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales et Droit de l’Union) a été méconnu pendant de nombreuses années, puisqu’il aura fallu une QPC (n° 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010), et trois arrêts de la Chambre Criminelle de la Cour de Cassation pour que notre droit pénal s’adapte.
Force est donc de constater que le principe de la hiérarchie des normes n’a pas été appliqué sur ce terrain, par des magistrats de 1ère instance et d’appel, et qu’il aura été nécessaire d’introduire une QPC (moyen assez récent) ou de former des pourvois en Cassation, pour qu’enfin, les magistrats et l’ensemble de la chaine judiciaire applique des dispositions pourtant consacrées depuis longtemps.
Autre exemple assez symbolique et qui concerne fortement notre métier, et l’un des principes que l’on pensait absolu, notre secret professionnel et le droit au respect des communications avec son client.
La Directive 2018/822 (dite DAC6) édictée par le Conseil de l’Union Européenne, désireux de lutter le plus efficacement possible contre la Fraude, qu’il a pris, en date du 25 mai 2018, imposant aux avocats de révéler les montages de planification fiscale agressifs de leurs clients, vient d’essuyer un revers cuisant par la CJUE, qui a estimé que cette obligation n’était pas nécessaire et qu’elle violait le droit au respect des communications avec nos clients.
Il y a donc, au travers cette décision de la CJUE, un double revers, le premier vis-à-vis de la Directive elle-même, donc du Conseil de l’UE, mais également vis-à-vis des pays (dont la France) qui ont transposé cette Directive dans leur droit national.
Ici encore, il aura fallu porter cette question devant la CJUE, pour que cette dernière entérine de manière claire et définitive l’un des principes les plus essentiels liés à notre métier, mais surtout, au droit absolu que le secret professionnel confère à tout justiciable.
Nous autres avocats, de plus en plus, constatons que lorsque nous soulevons dès le premier niveau de juridiction, des principes de droit européens, ou supra-nationaux, nous faisons face à un refus des magistrats de s’en soucier.
L’outil des questions préjudicielles, sollicitant du juge national, qu’il sursoit à statuer et demande à la juridiction compétente de trancher préalablement la question posée, n’est que très rarement utilisé, mais encore plus rarement suivi d’effet par les magistrats nationaux.
Pourtant, ce formidable outil, que peu d’avocats utilisent, soit parce qu’ils méconnaissent celui-ci, soit parce qu’ils ne croient pas en ses effets, permet de replacer, lorsqu’il est utilisé à bon escient, la hiérarchie des normes dans sa pleine définition.
En conclusion, si ce terme a un sens, tant le sujet n’est pas clos, la question de la réalité de l’Etat de droit doit, de manière absolue, toujours se poser.
D’une part car il n’existe aucun système permettant une totale indépendance de la justice, d’autre part, parce que la hiérarchie des normes n’est que très peu respectée.
Enfin, et pour dénaturer encore plus la fragilité de l’Etat de droit, nous ne pouvons que déplorer, notamment au cours des dernières années, le renforcement de mesures exorbitantes de droit commun, en instaurant pour différentes raisons, des états d’urgence répétés, niant très souvent, les principes effectifs d’un Etat de Droit.
La question reste donc posée, et nul doute qu’elle le restera longtemps.
Maître Frédéric NIEL