IA et droit : Obsolescence de nos législations actuelles face aux SIA
Dans notre profession, une veille juridique constante sur l'évolution législative et une compréhension approfondie des technologies d'IA sont nécessaires pour conseiller efficacement nos clients et pour anticiper les éventuelles jurisprudences innovantes en la matière.
Nous constatons malheureusement que le tsunami technologique jaillit brutalement sans qu’un encadrement législatif puisse s’enclencher à la vitesse de ce bouleversement civilisationnel généré par le développement fulgurant des SIA, preuve en est que l’Union Européenne est toujours en préparation de sa Directive publiée en septembre 2022.
En conséquence les juridictions ne pourront pas à court terme avoir la possibilité d’endiguer les sujets juridiques et judiciaires que vont créer l’immersion de l’IA dans tous les interstices de notre vie quotidienne.
Nous constatons que les professionnels du droit sont totalement exsangues d’une réflexion approfondie sur l’enjeu majeur de la place du droit face aux développements des NBIC.
Allons-y franchement, notre cadre légal en tout domaine est déjà obsolète dans le prolongement de l’analyse du Docteur Laurent Alexandre qui a déjà posé les questions pertinentes[1] :
« Que valent nos lois sur les médias par rapport aux règles de filtrage de l’IA de Google et de Facebook ? Que pèse le droit de la concurrence face à l’IA d’Amazon ? Ne peut-on pas considérer une inadéquation de notre droit de la santé face aux algorithmes de DeepMind Google ou de Baidu ? »
Nous irons même beaucoup plus loin : tous les domaines du droit sont impactés.
Si on se tourne vers le droit de la responsabilité civile : L'attribution de la responsabilité en cas de préjudice causé par un SIA pose des défis majeurs. Comment établir la responsabilité pour des dommages causés par des machines apprenantes autonomes ? Sans une évolution immédiate du droit, il sera impossible de déterminer clairement si la responsabilité repose sur le fabricant, le programmeur, l'utilisateur, ou une combinaison de ceux-ci.
S’agissant du droit du travail : Les SIA vont transformer le marché du travail, non seulement en automatisant des tâches mais aussi en créant de nouveaux besoins en compétences. Le droit du travail doit s'adapter aux nouvelles formes d'emploi et prévoir des mesures de protection pour les travailleurs affectés par la transition numérique. Le FMI s’alarme sur l’impact de l’IA sur 60% des emplois[2]. La disparition de métiers est inéluctable et gageons que le « quoi qu’il en coûte » si cher à nos gouvernants ne s’appliquera pas. Aucune compensation financière ne sera attribuée à l’instar de la suppression du monopole des Avoués que nous avons pu observer dans le monde des professionnels du droit.
En matière contractuelle, les contrats automatisés et les smart contracts posent des questions quant à leur formation, leur exécution et leur interprétation juridique. Comment assurer la validité et l'exécution des contrats intelligents qui opèrent de façon autonome ?
S’agissant de la protection des données personnelles : L'IA repose sur d'énormes volumes de données, y compris des données personnelles. La Commission Européenne vient d’annoncer l’entrée en vigueur du Data Act le 12 janvier 2024 mais nous doutons qu’il puisse permettre de renforcer la protection de la vie privée et la souveraineté des données dans ce contexte de traitement massif exponentiel et souvent transfrontalier.
Autre pan du droit qui sera impacté inévitablement : le droit pénal. La criminalité informatique évolue avec l’IA, notamment avec l’apparition de cyberattaques sophistiquées. Le droit pénal n’a encore aucunement anticipé et le législateur ne réfléchit pas actuellement aux sanctions pour les nouvelles formes de délits et de crimes qui peuvent être commis par ou avec l’assistance de l'IA.
Enfin, en droit de la consommation, l’utilisation de l’IA pour personnaliser les prix ou les offres pose des questions éthiques et légales sur la discrimination et la transparence. Les lois sur la protection du consommateur sont désormais inaptes à garantir l'équité et prévenir les pratiques commerciales déloyales exacerbées par l’IA.
Les impacts de l'IA ne connaissant pas de frontières, l’illusion d’une coopération internationale et d’une législation transnationale pour réguler les utilisations de l’IA qui touchent aux droits de l’Homme, telles que la surveillance de masse et les systèmes d'armement autonomes, ne sont que l’apanage de vœux pieux des gouvernants qui n’ont plus la maîtrise d’une société mondiale dominée par les géants américains et chinois du numérique. Le droit européen est en train d’être pulvérisé dans l’ignorance la plus totale.
En droit administratif : La prise de décision assistée ou remplacée par l'IA nécessitera de repenser les principes de la décision publique, notamment en termes de transparence, de motivation des décisions et de recours administratif.
En droit de la santé : L’IA promet des avancées dans le diagnostic et le traitement des maladies, mais elle soulève également des questions sur la qualité des soins, le consentement éclairé et la sécurité des données de santé dont personne se préoccupe aujourd’hui.
Pour chacun de ces domaines, l’absence de développement immédiat d’un régulation qui, non seulement protège contre les risques potentiels, mais qui favorise également l'innovation et la croissance économique, est édifiant. A la veille du World IA qui se déroulera à Cannes du 8 au 10 février 2024 prochain, nous constatons aucune approche multidisciplinaire, associant des juristes, des sociologues, des experts en éthique, des économistes et des représentants de la société civile.
La réflexion et l'anticipation dans ces domaines juridiques doivent impérativement être dynamiques et évolutives, en prenant en compte les développements technologiques continus et leur intégration de plus en plus poussée dans la société. Sans cela, aucune jurisprudence ne pourra servir de guide dans l'interprétation et l'application du droit existant, faute de réformes législatives urgentes et adaptées.
Clarisse SAND
[1] Dr Laurent Alexandre, La guerre des Intelligences à l’heure de chatgpt, Edition JC Lattes.
[1] https://www.lesechos.fr/tech-medias/intelligence-artificielle/lintelligence-artificielle-touchera-60-des-emplois-dans-les-economies-avancees-selon-le-fmi-2046257