Comment les contribuables pourraient-ils utiliser l'intelligence artificielle pour frauder le fisc ?
Comme pour toute technologie puissante, l’IA peut être utilisée pour frauder.
Alors que le Ministère de l'Économie et des Finances renforce ses outils d'IA pour détecter les fraudes fiscales[1], des contribuables (particuliers ou entreprises) pourraient être tentés d’utiliser cette même technologie pour contourner les règles fiscales.
Cet aspect reste très peu abordé par les professionnels de la matière, comme si, d’une certaine manière, ce sujet serait trop prospectif. Or, la fulgurance du développement de cette nouvelle technologie laisse entrevoir une réalité à laquelle nous sommes, à notre sens, déjà confrontés. Notre ignorance et notre orgueil, empêchant toute anticipation intellectuelle, ne doit pas écarter la nécessaire réflexion autour de ce sujet dont les contours sont exponentiellement protéiformes.
Cet article examine les hypothèses de fraude « avec IA » et les réponses potentielles de l’administration pour contrecarrer ces méthodes et souligne l’impérieuse nécessité d’un mouvement législatif éclairé et conscient aux fins de renforcement du corpus législatif actuel de lutte contre la fraude fiscale à l’échelle européenne et nationale.
A bon entendeur, ….salut !
1. L'utilisation de l'IA pour simuler des comportements fiscaux conformes
Un premier usage possible de l'IA serait de piloter les résultats soumis à l’impôt (pour une entreprise) ou les revenus (pour un particulier) sur base d’une contre-analyse « IA augmentée » des comportements financiers et fiscaux typiques des contribuables conformes pour reproduire ces schémas. Cette contre-analyse pourrait avoir pour effet d’éviter de déclencher des alertes automatiques des propres outils IA des autorités fiscales étatiques.
Si l’accessibilité des données fiscales d’un tiers n’est pas possible, le croisement de sources de données financières externes pourrait fournir une base de données utile et suffisante. Par exemple, un outil IA pourrait ainsi scanner et interpréter les indicateurs de performance et de gestion financière de sociétés similaires, non frauduleuses, et permettre au fraudeur « IA augmenté » d’adapter les propres données financières de son entreprise pour correspondre à ce profil.
Également, il pourrait être utilisé des techniques d'apprentissage automatique pour surveiller les seuils de tolérance des indicateurs de fraude, comme les marges bénéficiaires, les ratios d'endettement ou la fréquence des transactions. Si certains seuils sont franchis, cela pourrait déclencher des signaux de risque au sein des services fiscaux. En réaction, le contribuable fraudeur « IA augmenté » pourrait imaginer ajuster automatiquement ses données pour rester dans les limites généralement observées dans des secteurs comparables.
En réponse à ces comportements, les modèles de détection de fraude du Ministère de l’Économie et des Finances, tels que ceux du programme CFVR, pourraient eux-aussi s’adapter pour repérer des comportements statistiquement trop conformes. En effet, une conformité artificiellement parfaite pourrait devenir un indicateur d’irrégularité en soi, forçant les fraudeurs à ajuster constamment leurs stratégies. Toutefois, cela ne constituerait qu’un indice d’irrégularité qui ne pourra en soi constituer la matérialité complète d’une infraction fiscale. Peut-être que la démonstration par les autorités fiscales de l’usage d’un outil IA ayant permis la fraude sera tout simplement considérée comme un élément aggravant du comportement délictueux. A l’instar de l’utilisation d’un compte bancaire à l’étranger, ou d’une domiciliation fictive, l’usage d’un outil IA dans l’élaboration de la fraude pourra permettre l’application d’une peine pénale plus lourde et la possibilité pour les autorités fiscales la durée de prescription fiscale et pénale.
A réflexion, cela devrait même déjà être inscrit dans la loi….. mais nous le savons, le droit n’anticipe pas il réagit toujours après coup !
2. Falsification automatisée de documents et données fiscales
Un autre risque associé à l'IA est l'utilisation de modèles génératifs, tels que les réseaux antagonistes génératifs (GAN), pour falsifier des documents. Ces algorithmes peuvent créer des documents synthétiques ou modifier des documents existants pour qu'ils semblent authentiques.
Les GAN sont composés de deux réseaux de neurones : un générateur et un discriminateur. Le générateur crée de faux documents, tandis que le discriminateur les évalue pour déterminer s'ils sont réels ou faux. À mesure que ces réseaux s’entraînent, le générateur devient de plus en plus habile à produire des documents qui passent pour authentiques. Par exemple, un fraudeur pourrait utiliser un GAN pour produire des factures, des documents comptables et financiers qui semblent vrais mais qui sont, en réalité, falsifiés.
En réaction, les autorités fiscales pourraient mettre en place des technologies de détection de falsification qui, par apprentissage automatique, détecteraient les traces de manipulation numérique. Il pourrait être imaginé un contrôle croisé automatisé avec les registres d’autres entités, telles que les fournisseurs ou les banques, qui révèlerait l'absence de certaines transactions dans leurs bases de données, et donc un signe révélateur de falsification. L’IA pourrait également aider à repérer des incohérences dans les métadonnées des documents (date, origine, signatures numériques).
3. L’utilisation de l’IA pour optimiser les montages fiscaux complexes
Certains contribuables pourraient utiliser des algorithmes IA pour créer des montages fiscaux complexes, adaptés en temps réel aux changements de législation et aux règles fiscales. En analysant les régulations fiscales internationales, une IA pourrait identifier les failles ou lacunes à exploiter pour réduire la charge fiscale.
Grâce à des systèmes de traitement du langage naturel (NLP), l'IA peut passer au crible des milliers de pages de législations fiscales et déceler des opportunités d'optimisation fiscale agressive. Elle peut ensuite assembler des structures juridiques pour réduire l'assujettissement fiscal en fonction des juridictions, des types de revenus ou des déductions possibles.
Par exemple, l’IA pourrait recommander une structure de détention impliquant plusieurs entités offshores pour minimiser le coût fiscal, tout en assurant une couverture légale solide en cas de contrôle. Les algorithmes de planification fiscale pourraient aussi aider les contribuables à déplacer des actifs ou des revenus entre plusieurs comptes pour réduire l’assiette fiscale.
Face à ces stratégies de plus en plus complexes, les autorités fiscales pourraient renforcer leurs propres outils IA pour analyser les flux de trésorerie entre différentes entités, détectant ainsi des montages artificiels. Les autorités pourraient aussi intégrer des technologies de suivi et de rétro-analyse pour remonter les transactions et valider la substance économique des opérations.
4. L’automatisation de fausses déclarations et l’utilisation d’IA pour la fraude aux taxes indirectes
Les systèmes automatisés d'IA peuvent aussi faciliter la production de fausses déclarations en temps réel, que ce soit pour les taxes directes ou indirectes, comme la TVA. En fonction de certains schémas d'opérations, une IA peut adapter les déclarations pour minimiser les montants dus tout en respectant l'apparence d’une conformité fiscale.
En matière de fraude à la TVA, l’IA pourrait générer des déclarations de TVA où certaines transactions sont omises ou modifiées pour réduire le montant total de TVA dû. En exploitant les règles fiscales et les seuils, l’IA pourrait optimiser la déclaration pour maximiser les déductions et minimiser la TVA collectée.
La seule manière pour l’administration fiscale de combattre un tel système pourrait être de répondre en s’appuyant sur l’analyse prédictive pour détecter des écarts statistiquement improbables entre les déclarations des entreprises et les données sectorielles de référence. Des croisements avec des registres tiers, notamment bancaires, pourraient également révéler des déclarations incohérentes.
5. La « simulation » de transactions
Enfin, certains contribuables pourraient se tourner vers l'IA pour créer de fausses transactions entre entités appartenant à un même groupe afin de générer des pertes fictives. Ces transactions, souvent complexes, pourraient échapper aux contrôles standards si elles sont correctement simulées. Par exemple, une société pourrait « vendre » à une filiale un actif à une valeur sous-évaluée, générant ainsi des pertes fiscales. Ces transactions internes peuvent également viser à déplacer des bénéfices vers des filiales basées dans des juridictions à fiscalité privilégiée.
L'IA, dans ce cas, aurait vocation à organiser et synchroniser des transactions pour que celles-ci s’intègrent dans les bilans financiers des entreprises de façon logique et sans éveiller de soupçons.
Les autorités fiscales devraient ainsi répondre à cette « simulation » en mettant en place des systèmes d’IA capables de remonter les chaînes de transactions entre les entités liées, afin d'identifier des structures de transactions trop systématiques ou répétitives. Elles pourraient également se concentrer sur des audits spécifiques des transactions intra-groupes, identifiant ainsi les schémas frauduleux où des actifs sont artificiellement dépréciés ou les pertes artificiellement créées.
6. Intelligence artificielle et faux contribuables : la fraude par l’usurpation d’identité numérique
L'usurpation d'identité est un risque bien connu, et l'IA pourrait faciliter l'automatisation de ce type de fraude en créant des identités fictives ou en détournant des identités existantes pour l’octroi abusive de crédits d'impôt par exemple ou pour permettre la constitution d’ « homme de paille » bien utile. Par exemple, des IA sophistiquées pourraient créer des profils cohérents en combinant des informations disponibles publiquement et imaginés, dans des scénarios avancés, générer des profils qui semblent authentiques avec des historiques crédibles et cohérents. Ces faux profils pourraient ensuite être utilisés pour soumettre des demandes de crédits d'impôt ou des remboursements, en créant des comptes bancaires et en soumettant des déclarations fiscales basées sur des informations falsifiées.
Pour contrer cela, l’administration pourrait intégrer des systèmes de détection d'identités synthétiques qui combinent l’IA et l'analyse comportementale. Les faux contribuables pourraient être repérés par des incohérences dans les interactions ou les historiques de transaction. De plus, l’analyse croisée avec les bases de données sociales et de l’état civil permettrait de détecter les identités multiples ou les schémas de fraude.
Conclusion
Si l’IA ouvre la voie à des innovations majeures pour le secteur public comme pour le privé, elle peut également être détournée à des fins de fraude notamment fiscale.
Les contribuables cherchant à échapper aux contrôles pourraient théoriquement exploiter l’IA pour fausser leurs déclarations, optimiser les montages fiscaux ou créer des transactions artificielles.
Les autorités fiscales s’adapteront nécessairement par le renforcement continu de leurs outils IA, l’accroissement de leurs capacités de détection et la mise en œuvre des méthodes d’analyse comportementale et prédictive.
Toutefois, si le législateur ne suit pas le mouvement fulgurant de cette « nouvelle » technologie, il est certain que nous serons les futurs spectateurs de scandales fiscaux et financiers sans commune mesure avec les affaires qui nous semblent aujourd’hui importantes (comme l’affaire dite de la taxe carbone, les panama papers, Dubaï papers et leur ribambelle d’affaires successives aux noms plus ou moins exotiques).
Ainsi, l’IA est certes actuellement vendue comme un outil de détection de la fraude par les autorités fiscales, mais ouvre un terrain sans limite d’une bataille technologique entre les contribuables et les autorités fiscales. La vigilance, l’adaptation des technologies de détection et l’ajustement du cadre légal seront essentiels pour faire face à ces nouveaux défis de fraude fiscale.
Clarisse SAND, SAND AVOCATS
[1] https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/2024-10/20241022-S2024-1165-L-intelligence-artificielle-dans-les-poltiques-publiques-exemple-du-MEF.pdf